Extrait magazine psychologie
Transmis par Véronique Héno
Ces pays où le moi n’existe
pas
Autonomie ou
solidarité ? Le monde est partagé. En Asie ou en Afrique, pauvreté oblige, la
collectivité, la famille, l’emportent sur l’individu. Dans l’Occident riche,
c’est l’inverse. Etat des lieux par Catherine Clément, philosophe, essayiste et
ambassadrice. Elle a publié Jésus au bûcher au Seuil.
Depuis l’Inde des Veda et l’Egypte antique, cinq millénaires n’ont pas suffi
pour rendre universelle une valeur qui, en Occident, va de soi : l’autonomie.
Ne parlons pas même de liberté, mais simplement d’autonomie individuelle : la
capacité à se donner à soi-même sa propre loi. Pour la moitié du monde
d’aujourd’hui, l’autonomie contrarie une valeur plus ancienne, et qui a fait
ses preuves : la solidarité. L’état premier des valeurs est en effet l’état de
communauté, ensemble de familles constituant un groupe, ou une culture. Soit
une communauté : pour exister matériellement et symboliquement, elle a besoin
d’un ciment qui la fonde, et c’est l’échange. Echange de nourritures, de
services, entraide pour les plus faibles, répartition du travail, échanges
matrimoniaux sont les éléments qui soudent une communauté solidaire. Sur le
plan métaphysique, cette solidarité sociale trouve son équivalent dans l’obligatoire
dissolution du moi dans un absolu, maître à bord : fusion avec le divin, karma,
ou fusion dans l’ordre de l’univers, c’est selon. Le dividu
Dans ce système de valeurs, l’individu est si peu apprécié qu’un psychanalyste indien, Sudhir Kakar, propose un nouveau concept : le "dividu", c’est-à-dire le contraire de l’individu. Le dividu serait la valeur collective, professée au détriment des valeurs du moi. Chez nous, quelques philosophes, réputés austères ou grincheux, ont osé affirmer : "Le moi est haïssable", alors qu’ailleurs dans le monde, en grande majorité, ce rejet du moi est un fait moral fondamental. En Afrique, en Asie et chez tous les peuples premiers, la valeur de solidarité l’emporte largement sur la valeur d’autonomie individuelle : aucun acte ne se décide s’il ne sert pas à la communauté. Il n’y a pas d’individu, il n’y a que du dividu.C’est le sens des immigrations venues des pays pauvres, où domine la valeur de solidarité. Immigrer dans un pays riche, c’est assurer la survie d’une cinquantaine de personnes dans la famille, voire l’économie d’un village entier : on n’émigre pas pour s’enrichir seul, mais pour enrichir la communauté d’où l’on vient. Tel est le cas des immigrés d’Afrique et d’Asie en Europe, du Penjab au Canada et aux Etats-Unis, et de la diaspora chinoise en Indonésie, en Californie et en France. Pour ces communautés, l’autonomie individuelle n’a pas de place ; autant dire que la liberté de choix n’existe pratiquement pas.
La liberté individuelle occidentale
A l’inverse, dans l’Occident riche, la liberté individuelle l’emporte depuis cinquante ans sur la communauté, fort réduite en nombre il est vrai : nous n’avons plus de ces familles élargies soudées dans la même entraide. Mais ce qui vaut dans l’Occident riche vaut également dans les couches enrichies des bourgeoisies des pays pauvres : partout, on constate un étroit rapport entre l’enrichissement et la progression de l’autonomie individuelle.C’est bien beau, mais voilà : cette progression de la liberté individuelle se fait au détriment de la valeur de solidarité. Et chacun dans sa sphère rêve des valeurs de l’autre : le pauvre, écrasé par la valeur de solidarité, rêve d’indépendance et de liberté de choix, cependant que le riche, écrasé par la liberté de ses choix, peut avoir la nostalgie de valeurs solidaires, perdues avec l’enrichissement.
Valeurs solidaires contre valeurs libertaires
Ce chassé-croisé gigantesque, à l’échelle mondiale, entre valeurs solidaires et valeurs libertaires contient la matrice de tous les antagonismes moraux. Sur le versant solidaire, par exemple, il est inconcevable de se marier sur le seul critère du choix amoureux, car c’est la communauté familiale qui décide en fonction de ses intérêts ; sur le versant libertaire, il est inconcevable d’assurer matériellement l’avenir du petit cousin cancre, car il doit apprendre à être responsable en se débrouillant seul.Au moment où l’Occident pousse les valeurs libérales – sens du combat, esprit d’entreprise, audace –, les pays traditionnellement solidaires protègent énergiquement leurs valeurs collectives – l’aîné des enfants travaille pour subvenir aux besoins de sa gigantesque parentèle, et le produit de son travail sera distribué par son vieux père. D’un côté, le partage est en voie de disparition ; de l’autre, à cause du chômage, il devient une lourde contrainte, insupportable aux jeunes générations des pays pauvres.
En fait, on le sait depuis longtemps. Que vaut la liberté sans le pain ? Que vaut la communauté sans tolérance ? Rien, dans les deux cas. Vieux comme le monde, ce problème devient dangereux depuis que s’enrichissent à vue d’œil les riches, à proportion de l’appauvrissement des pauvres. Mais cela, il est vrai, suppose une valeur qui pointe, mais à grand-peine : la justice, dure à faire entrer dans les têtes
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